Cover
Titel
Du pouvoir et du profit.


Autor(en)
Guex, Sébastien
Erschienen
Lausanne 2021: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
605 S.
Preis
€ 38,00
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Olivier Longchamp, Bern

La Suisse est aujourd’hui la première place financière au monde pour la gestion des avoirs administrés en dehors de leur pays d’origine. Comment ce petit pays, qui semblait, au 19ème siècle encore, dépourvu des attributs fondant les grandes puissances, a-t-il pu acquérir un tel statut? Pour le comprendre, ce recueil de vingt-et-un articles du professeur d’histoire Sébastien Guex édité par ses collègues à l’occasion de sa retraite se révèle incontournable. Ces textes, regroupés en cinq parties et complétés par une interview, restituent les principaux axes de travail du chercheur lausannois. De brèves introductions les replacent dans leur contexte et en soulignent les apports.

La première partie rassemble des écrits consacrés à la politique financière et monétaire helvétique, le sujet central des recherches de S. Guex. Quatre contributions passent en revue l’histoire de la Banque nationale suisse (BNS) depuis sa création jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, l’introduction, en 1921 de l’un des principaux impôts fédéraux sur les revenus du capital, la déchéance d’un haut fonctionnaire fédéral tentant en vain de développer une certaine forme de régulation financière dans les années 1920 ou encore les déterminants néolibéraux de la politique financière helvétique des années 1990.

La force de l’approche de l’intéressé consiste à aborder ces thématiques en apparence arides comme un champ de conflits sociopolitiques. Au-delà de leurs caractéristiques techniques, économiques ou juridiques, l’analyse restitue ainsi les enjeux sociaux, politiques ou culturels de la politique financière et monétaire. Le texte consacré à l’histoire de la BNS revient par exemple sur les causes de l’inflation enregistrée durant le premier conflit mondial. Il fait voir que celle-ci résulte d’un choix visant à préserver l’équilibre entre les forces politiques dominantes, c’est-à-dire préservant les intérêts de l’industrie d’exportation soucieuse de sa capacité concurrentielle internationale, ceux de la place financière et des détenteurs de capitaux défenseurs d’un régime fiscal favorable aux intérêts rentiers et ceux de la paysannerie endettée, mise à l’épreuve par la hausse des taux d’intérêt. La plume fine de l’auteur montre comment l’alliance entre les différentes composantes du „bloc bourgeois“ cimenté au dernier tiers du 19ème siècle1 se reconfigure sur l’autel de la politique financière et monétaire et expose son efficacité pour faire pièce aux revendications du mouvement ouvrier.

Cette première partie montre en outre l’intérêt des années qui suivent immédiatement la Grande guerre, auxquelles S. Guex a consacré une partie substantielle de ses recherches.2 À plus d’un titre, les choix qui s’opèrent et les alliances qui se nouent alors constituent des éléments structurants du 20ème siècle helvétique, durant lequel se rejouent, avec des variations, les divers actes de la même pièce. La dernière contribution montre ainsi des constances éloquentes entre les déterminants de la politique financière suisse des années 1920 et celle de la dernière décennie du siècle, par exemple la capacité des milieux possédants à déterminer dans une large mesure eux-mêmes la part de revenu qu’ils sont disposés à soumettre à l’impôt.

La deuxième partie de l’ouvrage regroupe quatre textes consacrés à l’histoire de la place financière helvétique, le second domaine où les contributions de S. Guex sont incontournables. Ces textes replacent le développement de la place financière helvétique au 20ème siècle dans une perspective nationale et internationale, et relatent notamment les origines – rocambolesques et occultées avant que les travaux de S. Guex ne les révèlent – du fameux secret bancaire suisse et sa formalisation légale en 1934. Ils montrent comment les dirigeants helvétiques sauvegardent celui-ci au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, en dépit des fortes attaques internationales dont il est alors l’objet. Ces articles dégagent une périodisation de l’essor de la place financière suisse et en précisent les fondements – stabilité et force du franc suisse, modération de la pression fiscale, secret bancaire. Enfin, ils montrent l’impact profond du développement de la place financière sur la politique intérieure et étrangère helvétique. Point de technicité ou de „business stories“, mais une analyse précise des déterminants de cet essor, effectuée en focalisant l’objectif sur les instants cruciaux où le champ d’autres possibles était ouvert et en mesurant quelles forces structurelles ont déterminé l’histoire. Il fallait la trouver, cette citation du journal de la principale association paysanne helvétique réclamant, en mars 1920, „la levée du secret des banques“ (p. 239). Elle illustre à quel point le sort de la place bancaire helvétique a reposé sur une série de choix politiques, dont la portée dépasse de loin le domaine financier.

La troisième partie est consacrée à la puissance économique internationale de la Suisse. Elle rassemble des études portant sur l’expansion en Afrique sub-saharienne entre le 19ème et le 20ème siècles de l’une des principales sociétés de négoce des matières premières helvétiques, la „Basler Handelsgesellschaft“, sur le développement de la place suisse du négoce des matières premières – un sujet historique presque vierge en 1999, lorsque ce texte a été publié – et des articles portant sur les raisons pour lesquelles la puissance économique internationale de la Suisse a été sous-estimée. Ces contributions rompent avec ce que leur auteur nomme „la rhétorique de la petitesse“ (p. 293) : un lieu commun de l’historiographie rappelant l’étroitesse du territoire, le faible poids démographique global de la Confédération, la rareté des matières premières, et insistant sur l’image positive d’un petit État neutre, faible et dépourvu de velléités coloniales ou militaires. A l’opposé, elles esquissent l’image d’une Suisse tissant, au 19ème siècle, dans le sillage des grandes puissances, des relations économiques globales sans assumer les coûts de l’entreprise coloniale. Ces relations s’avèrent d’autant plus durables que le crédit politique conféré par l’absence apparente de passé impérialiste helvétique leur permet de perdurer lorsque les empires s’effondrent.

La quatrième partie est consacrée à des contributions d’histoire sociale. Un premier article défriche et synthétise les éléments quantitatifs – rares et d’autant plus précieux – qualifiant la pauvreté en Suisse durant l’entre-deux guerres. Il illustre l’approche de S. Guex consistant à alterner la reconstitution et l’analyse de données souvent quantitatives d’une part, et leur interprétation fondée sur l’exploitation des documents d’archives d’autre part. Suit une recherche sur le mouvement réactionnaire des gardes civiques émergeant dans le contexte de la Grève générale de 1918, dont Guex montre qu’il était subventionné par la Banque nationale suisse, puis enfin deux contributions à l’histoire de la paysannerie helvétique.

Une cinquième partie rassemble des textes de nature plus hétérogène et davantage théorique. Un article y est consacré aux caractéristiques de la „politique des caisses vides“ (p. 501), typique des politiques néolibérales consistant à prétexter des déficits publics pour diminuer la pression fiscale sur les couches possédantes et entraver la redistribution des richesses par l’État, au prix d’une montée corollaire des inégalités sociales. L’intérêt de ce texte réside tant dans la mesure de cette politique et de ses effets que dans sa capacité à la replacer dans la longue durée historique, montrant, on l’a dit, des constances séculaires frappantes. Le texte suivant retrace l’émergence de la Suisse comme principale place mondiale pour le commerce de biens culturels. L’exploitation de longues séries quantitatives compilées par l’auteur montre que cette position est intimement liée à l’émergence de la place financière.

Cet ouvrage présente le fruit de quatre décennies de recherches poursuivies avec une constance remarquable tant à l’égard des sujets traités que de l’approche choisie. Il serait difficile de rendre compte des nombreux fils rouges qui traversent cette somme ou d’énumérer les riches pistes de recherches qu’elle laisse entrevoir. Deux constats transversaux seront retenus en guise de conclusion. D’abord, soulignons avec l’auteur la pauvreté de l’appareil statistique suisse, laquelle entrave la recherche historique, en particulier dans le domaine économique. Les apports les plus conséquents des recherches résumées dans ce livre reposent – trop – souvent sur la construction de séries statistiques effectuée par S. Guex au prix d’un travail de bénédictin. Ensuite, les difficultés d’accès aux archives, notamment bancaires, lesquelles obligent à écrire l’histoire suisse en creux, en s’appuyant sur des témoignages indirects ou, pire, sur de patentes lacunes. L’ignorance se révèle vertu pour qui souhaite détourner les yeux des aspects problématiques de l’histoire suisse, mais elle ne résiste pas à la solide méthode des vingt et une contributions rassemblées ici.

Notes:
1 Cédric Humair, Développement économique et État central (1815–1914). Un siècle de politique douanière suisse au service des élites, Berne, 2004, pp. 474–518 ; 656–734.
2 Sébastien Guex, La politique monétaire et financière de la Confédération suisse : 1900–1920, Lausanne, 1993. Cette thèse désormais épuisée a été rendue disponible en libre accès à l’occasion de la parution de l’ouvrage recensé ici. Elle est téléchargeable à l’adresse suivante : www.antipodes.ch/produit/du-pouvoir-et-du-profit/

Redaktion
Veröffentlicht am
06.07.2022
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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